Nous ne pourrons pas résoudre nos problèmes sociétaux et environnementaux en cultivant un modèle d'ego débridé. Dans le milieu sauvage dont nous sommes issus, ce modèle était parfaitement adapté et était même à l'origine de notre performance en tant qu’espèce. Stressés par un environnement hostile, l'instinct de survie nous incite à un renforcement sans limite, brider son développement est alors fort dangereux. C'est pourquoi il nous est difficile à l'heure actuelle, même menacés par notre surdéveloppement, de nous modérer. Abandonner une stratégie gagnante semble contre intuitif. Nous avons l'idée de la modération et même compris son urgence mais nous admettons inconsciemment l’inverse, c’est à dire un ego obsédé par son propre développement, un réflexe génétique de sauvegarde par l'expansion et le renforcement. Le premier blocage que nous identifions est cet instinct de survie, validé par notre triomphe sur le monde sauvage, dont la stratégie exclut le self-control.
Il existe différents profils d'intelligence. Pressées par la performance engendrée par la compétition naturelle que nous avons évoquée, nos sociétés ont sélectionné et cultivé un intellect peu enclin à l'autocritique et qui ne correspond donc pas à un rôle de modérateur. Nous trouvons ici notre second blocage. Par son aptitude au doute et à l'autocritique, notre intelligence a vocation à raisonner notre ego mais peut également en devenir la conservatrice. Comme notre corps qui recherche la sécurité par son développement, notre pensée peut trouver la sienne par son objectivité et son uniformisation. Le doute peut être stressant et la réflexion pénible. Plus les problématiques sont importantes et complexes plus une conscience émergente se soulage par le savoir. En plus de cette tendance, une intelligence adaptée à un environnement hostile développe une pensée à court terme, excellente pour l'action et la réaction mais pour qui l’inhibition est plutôt perçue comme un danger. Ce type d'intelligence excessivement pragmatique proscrit l'autocritique. Enfin, une pensée qui se croit objective devient facilement radicale, elle engendre et rationalise les conflits indissociables de la compétition qu'elle admet. Contrariée par les divergences, ou de simples nuances, elle devient agressive tandis qu'elle aime trouver chez l'autre son reflet, c'est à dire partager des opinions identiques, pour se valider. A la source de nos guerres et de nos idéologies les plus brutales se trouve la culture généralisée d'une pensée du quotidien qui même policée reste trop objective et auto satisfaite.
Nous avons sélectionné une forme de réflexion en correspondance avec nos modes de vie excessifs. Si nous percevons le besoin d'un changement de fond, il nous faut avant tout interroger la pensée sensée nous réformer, une pensée autoritaire et adaptée à la compétition ne pourra pas nous modérer. Notre propos est que nos grandes problématiques contemporaines sont abordées de façon technique et superficielle alors que leurs origines et leurs solutions se trouvent au niveau de notre modèle d'ego millénaire. Notre politique ne parvient pas à traiter les tensions internationales et les ravages écologiques parce qu’elle ne se place pas à ce niveau. Pour l'image, il n'y aura pas d'écologie, ni de paix, sans "égologie". On ne peut espérer peser moins sur notre environnement tout en assumant l’obsession de notre développement. Nous incitons, à une échelle culturelle, à la fortune et à la pensée objective alors qu'il nous faut valoriser chez nos enfants la modestie matérielle et la réserve intellectuelle, dans l'idée d'un équilibre.
Nombre d'êtres vivants poursuivent en solitaire l'assouvissement de leurs instincts de survie, c'est à dire principalement la nutrition qui permet leur subsistance et la reproduction qui assure la pérennité de l’espèce. Subsistant seuls au quotidien, leurs contacts avec leurs congénères se limitent à leur période de reproduction. D'autres, à l'exemple des insectes sociaux accomplissent les mêmes instincts mais à l'échelle d'un groupe. Ici, l'instinct de survie de l'individu inclut le sacrifice de sa propre existence pour la pérennité du collectif. Il n'y a plus de distinction entre l’intérêt de l'unité et celui du groupe, les individus forment une entité. Renoncer à sa propre existence pour survivre serait un simple paradoxe pour le solitaire alors que cela fait sens au niveau d'une communauté très homogène. Enfin, d'autres ont adopté un fonctionnement intermédiaire. Tout en bénéficiant des avantages d'une vie communautaire comme la force du nombre, ils y développent aussi des objectifs plus personnels. Pour leur propre survie, les individus doivent rester solidaires afin d’éviter l'éclatement du groupe mais en même temps l'ambition d’un accès prioritaire à la nourriture et à la reproduction engendre une compétition interne, des rapports de domination. Plus ou moins solitaires ou communautaires nous remarquons donc différents rapports à l'individualité en fonction des espèces. Cette pluralité de modèle invite à la réflexion à propos de la définition et du calibre de notre propre ego.
La définition pourrait sembler simple: l'ego est un synonyme de «je», de «moi», un individu clairement délimité par un corps et une conscience uniques. Notre corps nous permet de percevoir le monde, d'y agir et à son contact de développer une expérience, une mémoire personnelle. Le sentiment de singularité de l'individu semble plutôt légitime car sans forcément se penser le centre du monde, il est au centre de sa propre existence.
La définition de l'individu le distingue de son environnement mais cette frontière est elle-même sujette à définition car nous observons entre eux des liens fusionnels. Deux éléments peuvent être distants, juxtaposés ou encore imbriqués, leur degré de proximité ou d'assemblage influencera la façon dont nous allons distinguer ces objets. Sont-ils deux objets indépendants proches l'un de l’autre ou constituent-ils un corps, deux organes d'un seul objet? Ainsi pour définir deux objets on peut les étudier séparément mais l'étude de leurs relations est essentielle. L'étude de notre lien à notre environnement est la partie fondamentale bien que subjective que l'on néglige dans la définition de notre ego.
Tout d'abord très pragmatiquement, notre corps s'alimente pour subsister, nous buvons, mangeons et respirons. Nous sommes dépendants de notre substrat biologique et son état a un impact direct sur notre santé. Nous avons donc un intérêt très égoïste à avoir de la considération pour notre environnement. Mon instinct de survie le plus primaire implique que je prenne soin de ce qui n'est pas moi, de ce qui n'est même pas humain comme les océans, les sols, l'atmosphère, etc. Il y a dans cette intime dépendance un premier déplacement d'identité entre l'individu et son environnement fort bien illustré par diverses cultures qui ont anthropomorphisé ce monde vivant non humain, «mère nature», afin de mieux se projeter dans l'étranger et de faire le lien. Comme l'organe d'un corps, l'individu peut être assimilé à une entité plus vaste puisque son autonomie, déjà au niveau matériel est illusoire.
Ensuite, nous avons évoqué le cas des insectes sociaux tous dévoués à l’intérêt supérieur du groupe, chez l'humain aussi nous pouvons observer des comportements qui relativisent la définition d'«ego» réduite à l'individu. Par exemple, lorsque nos entités nationales entrent en guerre, l’intérêt individuel se déplace vers celui du groupe. Même si l'organisation martiale distingue les personnes dans leur fonction et importance par la hiérarchie, l'individu devient à la fois un quidam et toute sa communauté, il s'efface devant la nation et s'incarne en elle. Pour un autre exemple plus positif, nos sociétés réagissent aux catastrophes naturelles par des élans de solidarité, le don et l'empathie font alors plus ou moins soudainement et relativement place à la capitalisation et la compétition économique.
Ainsi, non seulement l'individu peut dépasser une définition d'ego limitée à son échelle en projetant son intérêt au niveau du groupe mais à travers ces exemples on remarque que cette frontière se déplace en fonction de la situation, de façon parfois brutale. La définition d'ego est donc relative car l'individu est lié à des entités supérieures telles que sa nation ou son écosystème mais en plus ce lien est sujet à d'importantes variations. Ajoutons encore qu'au sein même de nos sociétés nous observons divers degrés d'ego selon la fonction sociale des individus. Ainsi, un militaire dévoué à sa patrie, un humanitaire qui s’investit pour porter assistance à des populations «étrangères» ou encore un écologiste engagé qui s'engage afin de préserver la nature sont des exemples de dépassement d'une norme d'individualité plus restreinte. Le militaire admet la mise en danger de son existence pour la cause nationale, l'humanitaire se projette à une échelle encore supérieure de type internationale, l'activiste écologique passe encore un palier et se dévoue au non-humain. Ces exemples sont simplistes mais ils illustrent l'idée de degrés d’ego.
Enfin, au niveau de notre pensée, l'individu peut se sentir original et disposer d'un libre arbitre absolu mais nous sommes issus d'une culture, imprégnés par un environnement, éduqués par nos parents et conditionnés par nombre d'influences extérieures. L'individu a reçu un héritage de ses pairs à court et à long terme et ses connaissances, même s'il les revisite et les développe, ne lui appartiennent pas entièrement. On peut faire des choix, avoir des opinions, élaborer de nouvelles idées mais nourris par l'héritage de nos cultures, elles-mêmes agrégats d'individualités, nous ne sommes pas complètement propriétaires de notre originalité. Même dans l’extrême intimité de notre pensée, notre identité reste relative.
Pour résumer rapidement: malgré sa spécificité, l'individu est imprégné par la culture ancestrale de ses congénères, il fait partie d'une super entité sociale de type national disposant d’intérêts supérieurs et il reste fondamentalement dépendant d'une planète, substrat biologique global. Il n'est pas question de nier entièrement l'individualité mais de relativiser une vision excessive d'un moi intégral que nous entretenons facilement.
Pour conclure ici, la définition de l'ego semble très relative et devrait principalement contenir l'idée de liens et de frontière qui distinguent l'individu de son environnement. C'est cette limite qui nous intéresse, la priorité que l'individu ressent et l'intensité de ce sentiment de supériorité qui peut l’amener à la fracture. Étonnamment par rapport à la complexité que nous venons d'évoquer l'ego est globalement ressenti comme un «moi» très légitime et bien identifié.
Notablement absent de nos débats publics, il n'est pas une question mais une part «naturelle» de notre psychologie. On imagine difficilement qu'il puisse être un élément mobile, perméable à la culture et potentiellement déréglé. Notre modèle d'ego est à la fois notre principal vecteur d'évolution et paradoxalement notre pire blocage, ce que nous avons le plus de mal à modifier mais qui pourrait nous métamorphoser.
L’écologie est un bon commencement pour évaluer l'état de notre ego, en effet nous constatons que notre impact sur le reste du monde ne peut être qualifié de modeste. Le simple exemple de notre démographie exponentielle illustre le niveau de priorité, de légitimité sans bornes que nous nous accordons. Plus encore que notre démographie, notre façon de transformer notre environnement pour le faire correspondre à l'idée que nous nous faisons de nos besoins traduit notre fracture avec la biosphère. D'autres êtres vivants agencent leur milieu mais notre façon de convertir le cadre naturel en habitats urbains presque exclusivement artificiels est unique par son intensité et sa quasi absence de limites. Sans avoir besoin de dresser une liste exhaustive, l'effondrement de la biodiversité, la pollution des sols, de l’atmosphère et des océans sont des faits qui indiquent notre écrasement de l'écosystème.
Nous avons identifié ce problème d'écologie principalement parce que nous nous sentons menacés à court terme par l'effet boomerang de nos pollutions. Nous admettons plus ou moins notre dépendance à la nature mais nous nous sentons à ce point légitimes et prioritaires que la moindre altération de nos modes de vie, perçus comme acquis, nous semble vite délirante. On réfléchit à des solutions d'ordre technique afin de limiter nos nuisances, on espère de nouvelles technologies moins pesantes mais il est rarement question du problème fondamental que nous abordons ici, c'est à dire une remise en question de notre modèle d'ego.
Nous pouvons expliquer notre hypertrophie par la stricte application de l'instinct de survie observable en milieu naturel. La «loi de la jungle» nous innocente et nous sommes à son regard, simplement menacés par une trop grande réussite. La compétition entre les individus est une composante du monde sauvage et participe à son dynamisme. Dans un écosystème, les unités luttent pour leur survie, il existe une tension, des liens de prédation entre les espèces et à l'intérieur même des groupes, une compétition génétique, une «sélection naturelle». L'ego, à l’échelle de l'individu et des groupes, lutte pour sa survie. Cet instinct de survie implique un instinct d’expansion qui répond à une quête de force par anticipation d'éventuels dangers à venir. Ainsi, les grands prédateurs étendent leur territoire de chasse pour maximiser leur chance de trouver des proies, les proies maximisent leur progéniture pour la survie d'une minorité et les insectes sociaux maximisent leurs réserves alimentaires pour affronter l’avenir. Ils maximisent aussi leurs effectifs afin de se prémunir contre le pillage de leur stock par le groupe voisin qui lui-même convoite ces ressources par instinct de survie immédiat en cas de pénurie ou par simple instinct de renforcement inspiré par la rivalité avec d'autres sociétés voisines.
Ces exemples sommaires illustrent que l'ego n'a pas l'instinct de la mesure et de la modération. A l'état sauvage, l'ego débridé est tout à fait cohérent car il ne peut accéder au sentiment de sécurité, la permanence du danger le condamne à un besoin de renforcement sans fin.
Nous avons associé l'expansion de notre pouvoir à notre vitalité, notre croissance nous parait donc très légitime et inversement, sa modération semble quasiment suicidaire. De façon paradoxale l'ego lutte contre son environnement tout en étant dépendant de celui-ci. L'animal social lutte intensément pour sa survie à l'intérieur de son groupe mais il ne peut subsister sans lui. On observe ainsi des accidents aberrants lorsque des conflits internes affaiblissent un groupe au point d'aboutir à son extinction et donc à celle des individus qui y luttaient pourtant pour leur avenir... On a également constaté l'effondrement d'écosystèmes entiers suite à la performance excessive d'une espèce. Trop dominante, détruisant ses sources d'alimentation, l'entité finit par s'écrouler brusquement sous son propre poids.
On comprend qu'il puisse être difficile de remettre en question au nom d'un danger futur, relativement abstrait, ce dont on a profité par le passé. Pour les individus qui se sont élevés dans nos sociétés grâce à une forte ambition motivée par un ego important, il semble impensable d'abdiquer de ce qui dans leur expérience est le mécanisme du succès. La réussite valide et développe encore d'avantage l'ego triomphant. Il y a ici un phénomène d’emballement, dans une dynamique de récompense immédiate, l'ego victorieux n'envisage pas de se réviser, au contraire, sa croissance l'encourage à plus de croissance.
Modérer notre ego au niveau des racines de ses instincts n'est pas chose aisée mais l'histoire humaine nous montre qu'il existe une diversité de cultures aux attitudes nuancées et que des courants d'idées diffusées par nos divers médias peuvent faire évoluer voir bouleverser nos sociétés pour le meilleur et pour le pire. Au travers des âges et cultures, nous observons des constantes à propos de nos instincts mais également des tentatives de contrôle, des efforts de «civilisation». Dans quelle mesure une espèce peut-elle raisonner sa puissance lorsqu'elle se trouve menacée par l’excès de son propre poids? Dans quelle mesure l'intelligence d'une espèce peut raisonner ses instincts?
L'intelligence permet la perception du temps, l'anticipation, et peut mettre en conflit un instinct de survie à court terme avec un autre à plus long terme. Notre organisation et nos comportements sont difficiles à étudier car fort complexes, diverses disciplines s'y emploient : sociologie, écologie, psychologie, anthropologie, philosophie etc. mais on peut les observer à un niveau plus basique, celui de notre modèle d'ego et trouver qu'il n'est pas une donnée mais une variable, un levier. Nous avons perdu de vue ce potentiel de «réglage», nous avons admis l’état de notre ego et le tenons pour naturel.
Pour l'exemple, l'origine d'une guerre est pénible à identifier. Chaque belligérant rationalise sa cause qu'il pense juste, les partis sont souvent multiples. Les intérêts et objectifs de chacun, les éléments déclencheurs sont divers et se diffusent dans le temps. Une guerre est infiniment compliquée dans le détail mais à un niveau basique on peut trouver son mécanisme fort simple. En observant deux colonies d’insectes qui se battent nous ne cherchons pas de causes intellectuelles, historiques et morales, nous constatons simplement l'ego dans son mode initial de survie et de tension prédatrice. En nous observant à travers le prisme de l’ego, ce qui nous semblait complexe se révèle fort simple et nos évidences se compliquent. Nos sociétés abordent leurs conflits dans le brouillard du détail et une rhétorique globale de légitimation. Elles ne souhaitent pas porter le débat à une échelle anthropologique.
Dans une dernière partie, nous allons aborder la dimension intellectuelle de l'ego et évoquer un second phénomène de blocage majeur, le premier étant que nous devons notre survie à l'extraordinaire compétitivité de notre ego dans la sphère matérielle. La virulence de notre ego a permis notre prolifération, l'exploitation des ressources, le surpassement de nos prédateurs, l'ambition technologique etc. Par notre surdéveloppement et l'écrasement de notre écosystème notre succès fini par nous menacer. Nous n'arrivons pas à freiner parce qu’il ne semble pas logique de renoncer à une stratégie gagnante. La compétition naturelle constante et débridée entre les nations et à l'intérieur même de celles-ci nous dissuade de toute forme d'apaisement et de décroissance, synonymes dans notre système d'affaiblissement et de disparition. Ceci nous conduit au culte de la croissance économique lié à celui d’un ego démesuré.
Nous nous intéressons à présent à la rétroaction entre notre ego physique et mental.
L’humain doit sa survie et ses plus extraordinaires réalisations à son intelligence mais son exercice peut être source de stress et d’effort. Au-delà de nous procurer de la satisfaction intellectuelle, la compréhension d’un phénomène accroît notre pouvoir d’action sur notre environnement. Ainsi, le développement de nos connaissances est rapidement devenu un impératif vital, autant pour affronter le monde sauvage que pour rivaliser avec les sociétés voisines. L’inconnu stimule notre curiosité mais nous inquiète en nous rappelant nos lacunes. En se développant, notre intelligence découvre des problématiques de plus en plus compliquées et peut éprouver de la frustration, voire de l’angoisse à les laisser en suspens. Le sentiment d’objectivité nous soulage alors en produisant des réponses, le «savoir» nous épargne l’effort de réflexion et les habitudes qui en découlent facilitent notre fonctionnement quotidien.
Les religions, idéologies dominantes, largement répandues et influentes à l’échelle historique élèvent la vérité jusqu’au sacré, elles organisent l’aspect le plus pragmatique de notre quotidien en décidant de nos mœurs tout en solutionnant également nos questionnement existentiels. Notre tendance à la conviction est profondément inscrite dans notre psychologie et des systèmes logiques et rationnels peuvent se substituer aux croyances pour faciliter notre fonctionnement de la même manière. De façon particulièrement flagrante chez l’enfant et l’adolescent, l’objectivité participe à notre construction. Une conscience émergente réclame des réponses à la portée de sa conception, et va ensuite affirmer pour s’affirmer, même très immature. L’ignorance encourage notre affirmation au lieu de la dissuader car au plus notre environnement nous semble confus, au plus il nous faut simuler notre cohérence afin de préserver notre ego. De son côté, l’érudition ou l’expérience peuvent créditer notre autorité et donc l’accentuer encore.
La critique et l’autocritique sont des mécanismes essentiels de notre intelligence. Nous progressons en élaborant nos connaissances mais il nous faut aussi les réviser afin de les mettre à jour et parfois même les réfuter entièrement pour dépasser leurs limites. Notre pensée évolue par un mécanisme de construction et de déconstruction; par confort, nous pouvons bloquer ce processus en refusant la remise en question. Lorsqu’on sait, on ne réfléchit plus, on récite; et dans l’espoir de ne plus douter, nous pensons même contre la pensée afin de neutraliser sa gêne. Nous sommes très attachés au pouvoir engendré par notre intelligence mais son effort peut finir par nous rebuter.
Comme pour l’ego matériel, débridé dans sa lutte contre un milieu hostile, le savoir est fort légitime dans un premier temps. Il nous rassure, nous permet d’agir et d’amorcer notre compréhension mais par la suite, il peut crisper notre évolution et même prendre part au surdéveloppement de notre moi. En effet, cette tendance psychologique et anthropologique à l’objectivité alimente notre ego, d’abord parce qu’un individu persuadé de son bon sens global se surestime, et il se surestime afin de mieux se persuader. Ensuite parce que cette mystification solitaire devient anecdotique lorsque nous nous trouvons confronté à la controverse en société, notre intellect va alors exacerber notre ego de manière bien plus intense encore.
L’individu qui pense en termes de vérité cherche à travers l’autre sa propre validation. La stabilité de ses idées contribue à son confort mental et leur durabilité les impriment dans sa mémoire ce qui les associent à son identité. Ainsi, la contradiction va agresser à la fois son sentiment de sécurité et son amour-propre. Lorsque nous refusons l’autocritique, notre propre mise en doute, la controverse externe nous offense d’autant plus. Juger l’autre nous permet de court-circuiter le dialogue, en le disqualifiant nous réfutons la valeur de sa critique et prévenons ainsi notre doute. Notre ego se rend hermétique en dégradant l’autre et en se surclassant, il secourt une pensée défaillante. Ce mécanisme de protection peut aboutir à une agressivité préventive, la communication devient alors une joute systématique, un rapport de force. En pensant «si je n’ai pas raison, j’ai tort» la moindre nuance nous heurte et nous pouvons nous fâcher même avec quelqu’un qui partage très largement nos idées et valeurs. Une communication hostile gonfle notre ego par un mécanisme défensif et un ego sur-développé communique de façon offensive…
Exercés à leur propre mise en doute, des individus modestes et autocritique peuvent discuter sans se trouver agressés par les opinions divergentes. Ils trouvent même en ces objections et alternatives tout l’intérêt de la conversation. Un modèle de pensée subjective permet d’éviter l’antagonisme, de relativiser notre estimation des autres et de soi-même. Une pensée modérée n’est pas censurée mais au terme de sa réflexion, elle évite une satisfaction trop intense qui lui donnerait l’impression de pouvoir faire autorité sur le sujet, elle imagine un au-delà de sa vision immédiate, d’autres possibles à sa logique et aboutit donc à une satisfaction prudente.
Lorsque nous cherchons à justifier nos idées autrement que par le raisonnement, le groupe propose une solution évidente, une doctrine semble d’autant plus irréfutable lorsqu’elle est cautionnée par le plus grand nombre au fil du temps. Ainsi, nous nous regroupons en communautés avec des individus qui partagent notre système de pensée, c’est à dire notre identité, afin de la légitimer et de la défendre. Le groupe protège notre intégrité idéologique aussi concrètement qu’il nous protège des prédations matérielles. Obsédé par sa conservation, persécutée par les divergences de l’autre, la pensée objective peut se comporter comme le gène. C’est à dire qu’incapable d’accéder au sentiment de sécurité, notre corps devient conquérant, il se renforce et s’exporte au maximum dans l’espoir de sa pérennité; de la même manière une pensée stressée par le doute, se protège en se diffusant et en s’imposant. C’est ainsi qu’au fil des âges et des cultures, nos idéologies participent largement à nos conflits lorsqu’elles n’en sont pas directement à l’origine.
L'absence d'autocritique est le premier symptôme du caractère va-t-en-guerre d'un individu ou d'une communauté, c'est la manifestation intellectuelle d'un ego hypertrophié. Le fantasme psychologique de vérité condamne nos cultures à la guerre dans l’espoir de conquérir par la force, un statut d’universalité, de sacré, synonyme d’absence d’objection, d’une sécurité totale et définitive. Un modèle intellectuel de ce type va conditionner une ambition matérielle à la mesure de son projet. Une culture qui n’encourage pas au doute produit par antagonisme une pensée dogmatique qui même encore policée, couve la violence insidieusement. L’individu y nourrit un fantasme de règne mental, d’absence de contestation; une illusion de paix qui le soumet à une hostilité permanente. Si notre surdéveloppement matériel ruine la biodiversité, la culture de l’objectivité, uniformise et appauvrit notre pensée.
Il ne s’agit pas de réfuter toute logique et de n’accepter aucun fait mais de prendre garde à ne pas laisser notre pensée s’accoutumer au confort du savoir jusqu’à en faire un impératif et un réflexe.
Notre ego le plus abstrait de l’intelligence, animal et matériel, peut soumettre notre système de pensée à ses objectifs pragmatiques. En lutte pour la survie dans le milieu sauvage, il se trouve peu de place pour le doute et l’hésitation. En effet, l’urgence et la tension inspirées par la compétition naturelle nous inclinent à une pensée de terrain, efficace et décisive à des fins de performance et d’action immédiate. En compétition avec le monde sauvage et les autres communautés humaines, une société prudente se fera surpasser par ses voisines, décomplexées et prolifiques. Notre environnement a imposé une tension matérielle qui à son tour a sélectionné une intelligence profilée pour la performance à court terme, sans réserve. Nous cultivons donc une pensée qui associe la critique et l’autocritique à une inhibition dangereuse. Notre modèle de réussite intellectuel correspond au génie créatif et à l’orateur brillant. Nous valorisons la production tandis que l’inhibition est un acte abstrait, souvent perçu péjorativement comme une censure. Lorsque nous n’évaluons que le produit à court terme, une analyse qui a dissuadé l’action aura l’apparence d’une absence de résultat et donc d’une pensé médiocre. Nos sociétés flattent les productions de notre intellect, et non une intelligence rendue humble par l’horizon qu’elle élargit en progressant. Dans notre modèle actuel, discrétion et prudence sont des symptômes de fébrilité, on va plutôt promouvoir des personnalités extraverties, audacieuses, entreprenante. Une intelligence qui cherche à s'améliorer, à étendre toujours plus son raisonnement en se déconstruisant, et qui revendique son immaturité semble dysfonctionnelle car elle répugne à agir immédiatement avec assurance.
Notre modèle est validé par les bénéfices de ses extraordinaires réalisations, mais il n’évalue peu et partialement leurs répercutions. Les conséquences d’une technologie hors de contrôle peuvent être désastreuses, mais l’autosatisfaction de notre intellect peut être plus dangereuse encore.
Notre triomphe matériel momentané, nos fantastiques technologies, nos progrès constants, confortent notre pensée dans son objectivité. Malgré l'apparente prolifération de ses productions et inventions, l'intelligence qui s'appuie sur son objectivité n'est pas dans une démarche de dépassement d'elle-même. Elle avance en se heurtant au plafond de ses convictions, ce qui constitue un frein et potentiellement une limite définitive à un stade avancé. Par définition lorsqu’elle sait, l’intelligence stagne et au plus elle est brillante au plus elle risque de se croire parfaite et de mettre ainsi en danger son dynamisme et sa vitalité.
En la flattant pour ses productions et en la récompensant par l’enrichissement, nous sélectionnons un type d’intelligence compétitrice et surtout acritique, sur mesure pour nos instincts physiques.
Notre besoin psychologique d’objectivité stimule notre ego pour pouvoir faire autorité, et notre ego soumet notre intelligence à sa compétition. Il y a là un mécanisme de rétroaction d’ego global, mêlant nos instincts matériels et mentaux, qui expliquent notre incapacité à réagir à notre démesure. Nous ne pourrons nous réformer par le biais de notre intellect, notre seul réel espoir et compétence, si celui-ci est subordonné à un ego, non pas illégitime mais calibré pour une autre époque et d’autres enjeux.
La part fondée et très instinctive de notre ego nous le fait paraître naturel, alors que son intensité peut varier. Par exemple il existe des modèles de pensée plus nuancés, dès l'antiquité une locution philosophique « Scio me nihil scire » «je sais que je ne sais rien» traduit l'idée que nos connaissances ne sont pas complètes et qu'une pensée vivante s'élabore dans le temps. Il y a peut-être un excès à dire «je ne sais rien» mais il semble fort raisonnable de savoir que «je sais trop». Même si l'on n'a pas trouvé de faille à notre logique, on peut encore douter de notre enquête. De même, les religions ont identifié la nocivité d’un débordement de nos instincts matériels. Ces tentatives de contrôle s’opposent au modèle « naturel » s’appliquant aussi bien à notre corps qu’à notre pensée, que l’on peut illustrer par une autre locution : « Si vis pacem para bellum » « Si tu veux la paix, prépare la guerre ».
La mise en doute de soi par soi-même opposée à l'affirmation et la diffusion de soi dans l'environnement, on comprend qu'il s'agit là d'une problématique d'ego et que jusque dans notre façon de réfléchir il nous faut mesurer l'intensité de celui-ci et la façon dont nous la cultivons à une échelle culturelle au fil des âges. La conscience de nos désastres matériels comme nos guerres et pollutions, est assez convenue, par contre, nous accédons difficilement à une critique comparable en ce qui concerne notre manière de penser. La manifestation intellectuelle de notre modèle d'ego excessif n'est pas perçue comme une problématique de premier plan alors que nous ne pourrons modérer nos comportements sans modérer notre pensée. Nous n'avons pas l'idéal de la réserve intellectuelle parce que nous n'avons pas celui d’une matérialité modeste, et réciproquement. Nos institutions politiques, nos modèles économiques et culturels sont à l'image de notre façon de penser. Une pensée totalitaire produit un système totalitaire et inversement.
Notre intelligence nous distingue de l’animalité par sa capacité à questionner nos instincts et à nous en abstraire relativement en nous civilisant. Si elle s’est efforcée de réprimer les excès de notre sauvagerie, elle a également admis une part de ces besoins comme fonctionnels. Notre faculté à nous réviser nous-même est prodigieuse mais elle n’est pas acquise, tout comme notre modèle d’ego, son état peut varier avec le temps, évoluer ou dégénérer. En s’impliquant dans la compétition matérielle, et en cédant à ses propres réflexes d’objectivité, notre pensée perd progressivement son potentiel critique et lorsque qu’elle arrive à un niveau extrêmement faible, l’autocritique devient son contraire, l’autorité. Une intelligence très conservatrice en charge de notre modération explique la superficialité pour ne pas dire le caractère illusoire de nos réformes. Nous réprimons nos excès matériels par une pensée autoritaire et nous nous émancipons de cette oppression morale en nous décomplexant physiquement. En basculant d’un extrême à un autre, nous pensons changer mais nous conservons en fait notre modèle d’ego fondamental, dans son état d’excès. Comme l'idée qu'il est difficile d'évaluer sa propre intelligence puisque c'est elle même qui produit l'analyse, notre ego admet son état et se cautionne.
Il nous faut penser sans chercher à affirmer ni à convaincre les autres ou soi-même. Réserver ses opinions afin d’éviter d'imposer des idées courtes et brutales. Nous enseignons et pratiquons souvent l'inverse tout en condamnant cette attitude chez le tyran ou l'intégriste. Il nous faut réviser notre culture et non blâmer les individus.
Notre modèle d’ego constitue à la fois notre principal levier d’évolution et notre pire inertie. Dans son état actuel il s’agit d’un «moi» débridé, stimulé à son maximum. Ce modèle nous semble naturel et légitime puisque nous lui devons notre succès en tant qu’espèce. En effet, dans le cadre de la compétition naturelle matérielle, le gène cherche la pérennité en se renforçant et en se développant sans aucune notion de limite et sur le plan mental, une conscience émergente éprouve un réflexe d’objectivité par confort mais également afin de correspondre à la compétition matérielle ambiante qui implique des actions à court terme et donc une aptitude à la décision rapide. Un intellect qui ne peut ou ne souhaite pas hésiter, pense en terme de vérité, il agit et produit beaucoup mais devient vite hostile et narcissique.
Depuis l’antiquité, par nos religions et nos philosophies, nous avons identifié la nécessité de raisonner nos excès matériels et notre pensé dogmatique mais nous avons échoué car nous n’avons pas suffisamment compris leur rétroaction. Une pensée objective, très adaptée à la compétition matérielle, n’a pas vocation à la modération, elle va au contraire cultiver notre boulimie d’ego.
Paradoxalement, en assumant les conflits, toujours plus dangereux et en nous sur-développant, le modèle auquel nous devons notre survie passée menace à présent notre avenir.
Il nous est difficile de réagir car nous confondons le dynamisme vital et l’origine naturelle de notre modèle d’ego avec la culture que nous en faisons à présent. Nous parvenons à sous-estimer à la fois le pouvoir d'influence de notre culture sur notre nature lorsque nous nous résignons à cette dernière et inversement, nous sous-estimons le poids de notre nature sur notre culture lorsque nos politiques et systèmes éducatifs ignorent la problématique d'équilibrage de notre ego.
Actuellement nous excitons très artificiellement notre fantasme d’ego absolu. Par nos génies, champions, super héros, stars, leader, divinités etc. nous proposons à nos enfants et adolescents, fortune et vérité pour modèles de réussite. Afin de nous modérer vers un équilibre, il nous faut au contraire encourager la réserve intellectuelle et inciter à une sobriété de biens.
Nos plus grandes problématiques ainsi que notre incapacité à y remédier trouvent leurs origines dans le modèle d’ego d’apparence civil que nous cultivons au quotidien. Insidieusement notre pensée du quotidien produit des idéologies radicales belliqueuses. Insidieusement notre matérialité du quotidien produit des guerres de ressources et de territoires. Nos extraordinaires réalisations nous donnent l’illusion d’un niveau de civilisation élevé mais nous sommes demeurés très primitifs au regard de nos aspirations matérielles et, plus grave encore, de notre pensée dogmatique.
Masqué par une apparente diversité d’idées et de modes de vie, nous n’avons pas identifié la domination mondiale d’un modèle d’ego ancestral et l’urgence de sa modération. La diversité de forme nous trompe sur une communauté de modèle. L’ego intense qui a fait preuve de sa brutalité et de sa précarité, ne représente pas un avenir durable. Une paix durable et une réelle écologie dépendent avant tout d’une égologie.
Pour conclure, s’il semble très pessimiste de faire le constat de la subsistance d’une culture mondiale et millénaire du narcissisme, il est très encourageant et même surprenant de constater le nombre d’anonymes qui, par bon sens et en dépit du modèle, tiennent la modération pour une valeur essentielle.